Louis Pouzin
Co-inventeur d'Internet

le 26/06/2012, par Charles de Laubier, RT Régulation télécoms

« Les Etats-Unis sont déterminés à maintenir leur contrôle sur internet »

Louis Pouzin

Directeur scientifique du colloque «Internet du futur» du 7 juin dernier, Louis Pouzin - co-inventeur d'internet avec Vinton Cerf, et directeur de projets d'Eurolinc - explique à Edition Multimédi@ ses préoccupations sur l'évolution du réseau et de sa gestion « étasunienne ».

Edition Multimédi@ : L'organisation américaine Icann a révélé les nouvelles extensions génériques de noms de domaines qu'elle a mises en vente - au prix de 185.000 dollars chaque. Le colloque du 7 juin, que vous avez dirigé avec le Forum Atena, en a fait un slogan : « Nouveaux riches, nouveaux pauvres, des mots, des maux ». Pourquoi ?

Louis Pouzin : La politique de l'Icann (1) est d'accroître ses revenus en mettant sur le marché des extensions génériques de noms de domaine, dites TLD (2), dont le coût est considérablement plus élevé que dans le système actuel. Le principe est celui des plaques d'immatriculation personnalisées (vanity plate) de voitures pratiquées dans certains pays. 

Actuellement, les noms de domaine se terminent par un TLD prédéfini : .com, .info ou .net.  Dans le nouveau système, un « vani-TLD » pourrait être : .canon, .sony, .bank, .food, .taxi, etc. Disposer d'une telle extension sera un signe de richesse, de puissance, de notoriété, car il est cher et rare. L'Icann prévoit d'en allouer environ 500 chaque année (3). 

Ces captages auront pour effet de marginaliser et rendre peu visibles les marques attachées aux anciens TLD, donc de réduire leur valeur de marketing. On peut s'attendre à une reconstruction de l'écosystème des noms de domaine. Aux Etats-Unis, cette perspective a suscité une levée de boucliers des gestionnaires de marques. 

Le nom d'un vani-TLD est soumis à de nombreuses restrictions définies par l'Icann. Ces restrictions sont subjectives dans bien des cas : décence, géographie, politique, religion, sexe, similarité, etc. De plus, tous les scripts linguistiques (4) s'appliquent, ce qui sera une source inépuisable de contestations et d'incohérences. Des confusions faciles seront exploitables par des escrocs.

Notes: 
(1) - Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann).
(2) - Top-Level Domain (TLD).
(3) - Que ce soit dans un holding de sociétés ou un type d'activité, il est prévisible que le portefeuille des noms de domaines sera regroupé sur un vani-TLD.
(4) - Arabe, chinois, cyrillique, japonais, indien, etc.



EM@ : Les DNS (5) sont-ils nécessaires à Internet ?
L. P. : Initialement, les adresses réseau n'étaient rien d'autre que des numéros IP. On aurait pu continuer dans cette voie, qui n'était pas plus anormale que celle du téléphone.

EM@ : La dépendance de l'Icann avec les Etats-Unis pose-t-elle problème ? La Chine a pris son autonomie en 2006. D'autres pays ont-ils fait de même ?
L. P. : La Chine a fort bien compris que l'Icann est un tigre de papier et qu'elle pouvait l'ignorer en construisant son propre DNS chinois. Il n'y a pas actuellement de réplique similaire dans d'autres pays. Mais il y a des approches différentes vers plus d'autonomie (6). On assiste ainsi à une diversification des infrastructures de type Internet, à l'abri des interférences nord-américaines. 

Au-delà de l'Icann, Washington est devenu depuis 2010 plus agressif dans la répression des atteintes présumées aux droits de propriété intellectuelle. Le FBI peut saisir des domaines supposés abriter des commerces délictueux. Les domaines visés sont en général gérés par des sociétés américaines, essentiellement Verisign. Il n'y a pas de décision judiciaire, et aucun préavis n'est adressé au détenteur du domaine, quel que soit son pays de résidence. 

Par ailleurs, et sans intervention du FBI, les multinationales américaines (Amazon, Apple, eBay, Facebook, Google, Microsoft, Twitter, ...) imposent leurs non-standards techniques, leurs juridictions, leurs moeurs commerciales, voire leur laxisme en droits d'auteurs et usage de données personnelles. 

Cet état de fait résulte de la tendance néolibérale de l'époque actuelle, peu soucieuse de protéger les intérêts publics contre les pouvoirs abusifs des monopoles.

Notes :
(5) - Domain NameSystem (DNS).
(6) - Les pays du Golfe utilisent un intranet arabe. Un système de mots clés développé en Corée est utilisé aussi en Chine et au Japon. La Russie a ses propres réseaux régionaux cyrilliques. L'Iran vient d'imposer l'usage du .ir.



EM@ : Vous dites que  : « La manoeuvre vise à garder le contrôle étasunien (...), dans l'optique de pouvoir contrôler les contenus ». Qu'est-ce que cela signifie ?
L. P. : Internet est un outil essentiel de collecte de données. Leur traitement ciblé peut fournir des réponses rapides et actualisées aux commanditaires des recherches (politiques, polices, publicitaires, lobbies, ...). De là découle l'importance stratégique de cet outil et des moyens de le contrôler. 

Sans doute, 40 à 50 Etats dans le monde sont actuellement équipés de systèmes de reconnaissance des contenus. Des sociétés comme AT&T, Narus/Boeing ou Amesys, leur en fournissent, mais l'existence de ces systèmes de surveillance, passablement illégaux, relève du secret d'Etat. 

Les Etats-Unis sont déterminés à maintenir leur contrôle sur Internet. Toute forme d'internationalisation serait de leur point de vue inacceptable. Les outils d'analyse très avancés sont donc essentiels. 

Ainsi, on peut localiser des personnes ayant un profil pédophile, terroristes, ou effectuant des transactions financières douteuses, ou téléchargeant des films non autorisés. Les épouvantails du terrorisme et de la pédophilie ont déjà pas mal servi. 

Les lobbies des médias et des industries culturelles n'ont pas encore réussi à faire adopter les sanctions draconiennes qu'ils souhaiteraient pour contrer le piratage et la contrefaçon. Ils usent de l'épouvantail économique pour convaincre de légiférer. 

D'où la première tentative dite SOPA (7) aux Etats-Unis. Mais ce projet de loi s'est « écroulé » en 24 heures suite à des pétitions massives et à un black-out d'un grand nombre de sites de la Toile. Aussitôt, un autre projet de loi a été introduit, PIPA (8). 

A peine ce dernier texte a-t-il été mis en attente qu'un successeur est apparu, CISPA (9), encore plus « totalitaire » car il légalise la remise d'informations privées par les réseaux sociaux. Le seul obstacle restera un veto du président des Etats-Unis.

Notes : 
(7) - Stop Online Piracy Act (SOPA).
(8) - Protect IP Act (PIPA).
(9) - Cyber Intelligence Sharing and Protection Act (CISPA).



EM@ : Et l'ACTA, présente-t-il un risque pour internet ?
L. P. : L'ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) présente à peu près les mêmes objectifs que les textes SOPA, PIPA et CISPA, mais il veut agir dans un cadre multinational contraignant les Etats signataires à en appliquer les clauses. 

Les Etats-Unis l'ont signé, mais pas l'Union européenne qui pourrait le rejeter. La lutte contre le piratage est risquée pour les internautes et la société civile. 

Des lois écrites par des lobbies multinationaux, sans souci des droits humains, ne peuvent être que totalitaires ou inapplicables.

EM@ : Les industries culturelles font-elles fausse route ?
L. P. : Au lieu de réinventer un modèle économique rendant le piratage peu rentable (sur l'exemple d'Apple), les industries culturelles se cramponnent à un mode de production et de distribution totalement obsolète.

EM@ : Vous m'avez accordé il y a quatre ans une interview (« Les Echos » du 20-6-08) où vous affirmiez : « La fin de la neutralité d'Internet me paraît inéluctable »...
L. P. : Évidemment, une place assise dans un avion ou dans un train peut coûter du simple au triple ou plus, selon des critères que connaissent bien les voyageurs. La numérisation de tous types d'information peut donner l'impression qu'un bit en vaut un autre, il n'en est rien. 

L'optimisation du trafic vocal et du trafic vidéo relève de techniques différentes. La notion de neutralité n'est pas applicable à un panachage de services. Par contre, elle garde un sens dans le cadre de la qualité de service.



EM@ : Vous avez inventé au début des années 1970 « Cigale » (sous protocole datagramme), premier réseau au monde à l'origine du Net. Aujourd'hui, vous voulez « mettre des ''sabots'' au Net »...
L. P. : Afin de le vulgariser, j'ai remplacé DIF (10) par « sabot » pour désigner ce nouveau concept d'architecture Internet. 

Mes collègues de Boston, dans l'équipe de John Day qui dirige le projet RINA (11), le développent : pourra se connecter tout appareil informatique. Authentification, nommage, gestion de ressources, routage et sécurité en font partie. Un groupe d'applications peut ainsi y opérer de manière autonome sans interférence avec d'autres groupes. 

D'autres travaux de recherche existent, comme GENI (12) ou le projet européen FIND (13). L'une de ces innovations constituera l'Internet du futur.

@Propos recueillis par Charles de Laubier

Notes :
(10) - Distributed IPC Facility (DIF).
(11) - Recursive Inter-Network Architecture (RINA).
(12) - Global Environment for Network Innovations (GENI).
(13) - Future InternetDesign (FIND).