Comment les opérateurs télécoms réussiront face à Google, selon le DG de Swisscom

le 23/11/2012, par Jean Pierre Blettner, Opérateurs/FAI, 2206 mots

Google, Apple et Amazon ne sont pas des voyous, affirme Carsten Schloter, DG de Swisscom, l'opérateur télécoms suisse. Il conseille aux opérateurs de se centrer sur l'expérience utilisateur, l'accès au réseau et l'investissement dans l'infrastructure, et de stopper les modèles économiques obsolètes. Il s'exprimait lors des journées de l'Idate à Montpellier, les 14 et 15 Novembre.

Comment les opérateurs télécoms réussiront face à Google, selon le DG de Swisscom

Certains disent que les temps sont durs pour les opérateurs télécoms, Carsten Schloter le réfute. Il est le directeur général de Swisscom, l'opérateur télécoms historique suisse. Swisscom délivre des services fixe et mobile à 6,2 millions de clients. L'opérateur a réalisé un chiffre d'affaires de 11,5 milliards de Francs suisses en 2011. Il emploie 20 000 collaborateurs. 

Carsten Schloter a 21 ans d'expérience dans le secteur. Il recommande d'adopter une vision à long terme et propose un plan de réussite pour les opérateurs. Les leviers d'action sont la qualité de l'expérience utilisateur, l'accès au réseau, le fait d'être pro-actif vis-à-vis des sociétés internet innovantes, et d'investir dans les infrastructures, sans se plier aux oukases des marchés.

Les idées reçues balayées

Carsten Schloter s'exprimait le 15 Novembre lors des journées DigiWorld 2012 organisées par l'Idate à Montpellier à destination du secteur des télécoms, comme chaque année. Son intervention positive et dynamique aura séduit l'ensemble de l'assemblée. Il a balayé les idées reçues du secteur avec intelligence.

« Les télécoms est l'endroit où il faut être pour faire du business » a-t-il lancé à ceux qui estiment que le secteur est à la peine. Mais il faut une vision à long terme et non se projeter en tenant compte uniquement d'un récent historique de deux ou trois ans pour un secteur qui a des dizaines d'années d'existence. 

Les OTT ne sont pas les méchants

Le DG lance la piste pour la réussite des opérateurs : « Les OTT sont souvent désignés comme les méchants par les opérateurs télécoms. Je pense que c'est une erreur. » Il poursuit : « Les OTT sont prêts à payer pour la qualité de l'expérience utilisateur comme Akamaî la délivre. Apple pour iTunes, par exemple, délivre des fortunes à Akamaï. »

Photo : Carsten Schloter, directeur général de Swisscom le 15 Novembre à Montpellier.



Les OTT, ou « Over The Top », sont les champions d'internet, souvent américains, comme Google, Apple ou Amazon. Ils gagnent des milliards en faisant du business grâce aux superbes réseaux déployés à grand frais par les opérateurs télécoms. Des opérateurs télécoms qui pour leur part en sont réduits à la portion congrue en matière de bénéfices et de valorisation boursière. D'où une certaine animosité de leur part vis-à-vis des OTT.

« Il y a douze ans, j'étais dans une réunion d'opérateurs télécoms. Ils étaient les rois du monde car leur business croissait. L'invité était le PDG d'Akamaï » se souvient Carsten Schloter qui poursuit « Ce PDG a déclaré qu'il y aurait un moment où les OTT s'inquiéteront de la qualité de l'expérience utilisateur, et qu'ils paieront pour cela. » 

Les opérateurs télécoms ne comprennent rien à internet

Le PDG  d'Akamai avait alors ajouté : vous les opérateurs télécoms vous allez rater cela car vous pensez à la qualité de l'expérience utilisateur uniquement en termes de taille des tuyaux ; or, l'expérience de l'utilisateur sur internet est bien plus complexe, mais vous n'y connaissez rien en ce qui concerne internet ! « Et il avait raison » » constate Carsten Schloter. 

Aujourd'hui, selon le DG de Swisscom, les OTT paient des milliards pour l'expérience utilisateur. « Mais pas aux opérateurs ! Ils le paient aux réseaux de CDN [Content Delivery Networks] ou ils investissent dans leur propre réseau de CDN. Google dépense des milliards dans les CDN. Nous, les opérateurs télécoms nous avons raté cela » constate-t-il.

Le CDN intégré profondément au réseau

Mais il y a une bonne nouvelle dans tout cela, et pour Carsten Schloter c'est que l'intelligence et le CDN vont prendre place de plus en plus profondément dans le réseau de l'opérateur.

Dès lors, « il nous faut comprendre ce qu'est internet. Pas seulement la taille des tuyaux, mais aussi les plateformes, le stockage et les algorithmes » dit-il. « Si nous y arrivons, nous ferons de l'argent ! » sourit-il.

Ces propos sont totalement d'actualité, puisque cette semaine, le 20 Novembre, Orange et SFR ont annoncé leurs stratégies respectives en matière de construction de leurs propres services de CDN. Orange nouant en outre un partenariat avec Akamai, dans ce cadre. 

Par ailleurs, le DG de Swisscom en profite pour balayer la notion de « Neutralité du Net » pour laquelle les opérateurs télécoms se battent, mais qui devient sans intérêt dans ce cadre.

 

Les OTT sont accusés de cannibaliser le business des opérateurs télécoms ? « Nous sommes restés collés sur de vieux modèles économiques d'avant l'arrivée d'IP. Quand nous avons lancé le SMS nous savions qu'IP aménerait sa fin, ce qui ne nous a pas empêché de créer des centaines de business basés sur les SMS. Nous sommes en retard vis-à-vis des OTT car nous agissons de manière défensive et que nous n'avons pas de vision » répond le DG de Swisscom.

On ne stoppera pas la croissance du trafic

Autre point, « on critique les OTT à cause de l'explosion du trafic mais si nous fabriquions des autoroutes, on ne dirait jamais aux constructeurs automobiles de stopper la fabrication de voitures parce que l'explosion de trafic oblige à investir dans nos autoroutes. Ce serait stupide. »

Le patron de Swisscom estime que plutôt d'essayer de contrôler le « peering », c'est-à-dire les accords d'échanges entre les opérateurs et les fournisseurs de services sur internet, domaine où les opérateurs télécoms placent toutes leurs équipes et leur attention, il faut se tourner vers les accès.

Pourquoi ? « Parce qu'avec les réseaux de nouvelle génération, les NGN [New Generation Network] que construisent les opérateurs télécoms, les flux de trafic vont totalement changer d'ici deux ans. Le trafic ne va plus venir des fournisseurs internet mais du peer-to-peer. Il faut penser au client, et à la valeur de ce qu'il peut utiliser ! » défend Carsten Schloter.

Centrer le business sur l'accès

Il recommande que l'opérateur télécoms se recentre sur le business de l'accès.  Un accès dont l'utilisateur fera un usage illimité. « Quand nous aurons transformé le business en business de l'accès, nous aurons de nouveau un business local, comme avant l'arrivée du protocole IP. IP avait transformé les services en un modèle mondial, les applications innovantes pouvant être délivrées depuis n'importe où sur la planète. Les règles de l'accès local sont différentes » commente-t-il.

 

Or, la bonne nouvelle c'est que « le nombre d'accès grossit, grâce au machine to machine, aux réseaux d'objets » dit-il. Et cette croissance va continuer. De plus, les exigences de l'utilisateur vis-à-vis de la qualité, de la performance et de la sécurité de son accès vont croître continuellement. « Il faut opérer le réseau différemment pour se différencier » conseille-t-il. 

Pourtant, « alors que les clients sont prêts à payer plus pour avoir plus de bande passante sur leur mobile, dans le même temps, les opérateurs mobiles veulent partager leurs infrastructures pour réduire leurs coûts. On est face à une contradiction » déplore-t-il.

Les réseaux ne sont pas prêts pour le Cloud

Une étude montre même que les gens sont prêts à renoncer au sexe plutôt qu'à leur accès internet. Le Cloud ajoute encore une exigence supplémentaire vis-à-vis de la connectivité. « Or, les réseaux en Europe ne satisfont pas aux besoins d'accès au Cloud. Les télécoms ne sont pas une commodité » pense-t-il.

Dans cette course à la différenciation par l'infrastructure, si le partage d'infrastructure passive a du sens, le partage d'infrastructure active tue l'innovation et la concurrence, estime le DG de Swisscom. « C'est un poison » pointe-t-il.  

Son avis : les autorités de régulation qui forcent au partage d'infrastructures passives devraient être récompensées. Celles qui poussent au partage d'infrastructures actives devraient être virées car c'est là que le client va faire la différence. « Les régulateurs qui poussent au partage des réseaux actifs n'ont rien compris au business ! »

Ne faites pas ce que veulent les marchés

Autres acteurs du secteur, les marchés boursiers et les investisseurs : « Ne faites pas ce qu'ils attendent de vous ! » assène le DG qui fréquente les marchés depuis 15 ans. « Les marchés ont amené de nombreux opérateurs à sous investir, et à ne pas pouvoir se différencier vis-à-vis d'autres opérateurs par la qualité de leur réseau. »

 

Et quand on n'investit plus dans son infrastructure, on se transforme en commodité. « Ne faites pas ce que les marchés attendent de vous, car ils répètent seulement ce que vous leur avez dit. Et si vous leur avez dit que vous pouvez réduire les coûts d'investissement, le Capex, ils attendent que vous le fassiez. » Les actionnaires seront satisfaits si vous tenez vos promesses de réduction des coûts d'investissement mais cela ne mène à rien si cela ne correspond pas à votre vision du business sur le long terme. « Vous serez piégé ! »

Les opérateurs bloquent l'évolution 

Il y a un élément qui va différencier les opérateurs, c'est la tarification des services. « Notre vision c'est que le client ait accès à toutes ses données, depuis n'importe quel terminal, depuis le Cloud. » Il reste à rendre réalisable cette vision. « Or, si les vendeurs de terminaux et d'applications travaillent à rendre réalisable cette vision, la plupart des opérateurs télécoms s'emploient à l'empêcher » pointe le PDG.

Par exemple, une tarification basée sur le volume de données transféré est un des moyens d'empêcher que cette vision se réalise, tout comme la tarification de SMS ou de la voix.  « C'est une erreur totale ! Cela va amener de l'innovation dans des domaines qui vont mettre en danger notre modèle économique » prévient-il.

Une tarification basée sur la bande passante

Afin d'illustrer ce qu'il préconise, Carsten Schloter  présente les nouveaux modèles de tarification mobile lancés par Swisscom en Juin dernier. Ils comprennent tous la voix illimitée, la donnée en volume illimité et les SMS illimités. Ils se différencient uniquement par la bande passante.

Cela n'avait jamais été fait un niveau global. L'objectif est de réaliser cette vision de l'ubiquité, tout en réalisant une indispensable différenciation dans les tarifs. « Et cela a été un succès, car en trois mois, 12% de la population suisse a migré vers cette offre. La semaine dernière, nous avons ajouté 1% de la population. »

 

Et de pointer qu'il est nettement plus simple de vendre ce type d'offres que de demander à un client :  « quel volume de données consommez-vous ? » Alors que si on parle uniquement en termes de bande passante, on peut juste demander « faites vous de l'email, de la vidéo ? » Et on peut dire exactement de quoi il a besoin. Il reste cependant indispensable de conserver un moyen de segmenter les offres, et c'est la bande passante.

Tout cela doit se faire dans les bons délais. Rendre les SMS illimités et gratuits ne doit pas intervenir après que des applis aient déjà amené le client à penser que tout cela devait être gratuit depuis longtemps. Idem pour la voix qui devrait être gratuite à l'heure où des applications commencent à amener la voix en haute définition. 

Transférer le business vers l'accès

« Il nous faut être proactif, car plus nous prenons du temps, moins nous transférons de notre business traditionnel vers l'accès » conseille le DG de Swisscoml.  Il faut envoyer les bons signaux au client, au bon moment. 

Par ailleurs, Carsten Schloter entend ramener les patrons des opérateurs télécoms à leurs responsabilités à l'heure où beaucoup ne croient plus dans leur business. « Ils voudraient être Apple ou Google, et je ne comprends pas cela car ce n'est pas une manière de mener une entreprise » ironise-t-il.

Pas seulement réduire les coûts 

S'adressant à eux directement, il lance : « vous êtes un intermède de deux ou trois ans dans ces sociétés, qui ont des dizaines d'années d'histoire, et des collaborateurs qui ont du talent et des idées et des dizaines d'années d'expérience. Vous n'avez pas le droit de dire que ce business n'a pas d'avenir. Il vous faut une vision. Vous n'avez pas le droit de dire qu'il s'agit uniquement de réduire les coûts, il s'agit d'abord de différenciation.» L'accès de chaque opérateur doit être meilleur que celui du concurrent.

 

Quant à la régulation du secteur, toujours pointée du doigt par la plupart des opérateurs, le DG de Swisscom conseille qu'elle se focalise uniquement sur le Capex par habitant. « En Europe, il y a des pays où l'investissement dans les télécoms est cinq fois plus important que dans d'autres. »

Il ajoute, « un pays où il y a de la concurrence entre des opérateurs télécoms et un cablo opérateur devrait être régulé d'une manière totalement différente d'un pays où il y a un couple d'opérateurs télécoms. C'est pourquoi la régulation européenne est malade, car les pays européens ont des histoires différentes en matière de concurrence et ont besoin d'un cadre réglementaire différent. »

Les opérateurs font encore des silos

Il termine, « si le capex par habitant dans votre pays ne figure pas dans le top 10 de l'OCDE, alors votre autorité de régulation doit être virée ! »

Dans une dernière pirouette, il se moque des opérateurs, « Beaucoup croient qu'ils font du cloud parce qu'ils mettent des données de l'utilisateur dans le Cloud. C'est une erreur. Les opérateurs doivent se focaliser sur les infrastructures. Ils doivent proposer une énorme plateforme horizontale, sur laquelle on peut faire monter en charge tout type d'application, applications tierces ou du client ». Or, selon lui, les opérateurs télécoms continuent d'agir comme ils l'ont toujours fait. « En matière de Cloud, ils créent des silos. C'est une erreur totale qui ne mènera nulle part » termine-t-il. 

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